Une adaptation du roman de Virginia Woolf
Traduction Marguerite Yourcenar
Théâtre et Vidéo
En ce moment, cette chambre me paraît située au centre même du monde, dit Neville, et détachée sur la nuit éternelle. Au-dehors, les lignes se courbent et s’entrecroisent, mais ici leurs méandres ne font que nous envelopper. Nous sommes au centre. Ici nous pouvons nous taire, ou parler à voix basse.
Les forêts et les pays situés de l’autre côté du monde sont contenus dans cette chambre, dit Rhoda ; et les mers et les jungles ; et les aboiements des chacals, et le clair de lune qui baigne les sommets autour desquels planent les aigles.
Le bonheur est contenu dans cette chambre, dit Neville, et la paix que dispensent les objets familiers. Une table, une chaise, un livre, avec un coupe-papier inséré entre ses pages. Et un pétale tombe d’une rose, et la lumière palpite pendant que nous sommes assis, en silence, ou que peut-être, traversés par une pensée sans importance, nous prononçons soudain une parole.
L’avenir est dans cette chambre, dit Bernard ; voici le moment de laisser tomber une dernière goutte brillante comme un surnaturel vif-argent dans ce globe splendide créé par nous autour de Perceval. Que va-t-il arriver ? Qu’est-ce qui nous attend au-dehors ?… Nous nous sommes prouvés que nous étions capables d’ajouter aux richesses de l’heure présente. Nous ne sommes pas des esclaves, obligés de recevoir incessamment sans se plaindre d’insolents coups sur leurs nuques inclinées. Nous ne sommes pas un troupeau, forcé de suivre un berger. Nous sommes des créateurs. Nous venons de créer quelque chose qui ira rejoindre les innombrables constructions du passé
Les Vagues (extraits) – Virginia Woolf
Intentions
L’ordre normal est aboli
Voici la chambre où il va entrer. Voici la table où il va s’asseoir. Ici, si incroyable que cela soit, se posera son corps. Cette table, ces chaises, ce vase de métal et ces trois fleurs rouges sont tout près de subir une extraordinaire transformation. Déjà cette chambre, avec ses battants de portes qui s’ouvrent sans cesse, ses tables chargées de fruits et de viandes froides, a l’aspect irréel et flottant d’un endroit où quelqu’un attend que quelque chose ait lieu. Les choses frémissent comme si elles s’apprêtaient à naître (…)
L’ordre normal est aboli.
Ce qui va passer la porte, ce n’est pas Perceval : c’est une nouvelle intensité.
Invoquer Perceval, c’est désirer que la réalité s’exacerbe et se transforme, c’est accueillir une nouvelle dimension de l’être et du réel.
Cette libération est le fruit d’un travail poétique qui interroge sans cesse les limites de la perception,résiste à un appauvrissement du vivant.
Les choses frémissent comme si elles s’apprêtaient à naître.
Le théâtre est le moment et la chambre de révélation.
Ceux qui attendent qu’un déplacement ait lieu, que l’ordre usuel des choses soit aboli au profit d’une autre expérience de la réalité, c’est tout ensemble acteurs et spectateurs qui se réunissent rituellement pour éprouver la plasticité du réel – activité à laquelle les locuteurs des Vagues s’exercent incessamment.
Les choses frémissent comme si elles s’apprêtaient à naître.
Comme Jinny, Rhoda, Suzanne, Louis, Neville et Bernard, nous sommes toujours au début, nous recommençons le monde, naïvement et lucidement – depuis nos lieux de créations, qui sont à la fois le
point d’une convergence du collectif et celui de nos utopies poétiques.
Cette chambre à soi qui est notre lieu nécessaire de soustraction du monde pour retrouver le monde –notre lieu de travail.
Les réalités de l’atelier ne sont pas seulement ce qui est observé (comment le monde est assemblé), mais l’expérience visuelle, et souvent corporelle ou phénoménologique que l’artiste en fait (comme cela est expérimenté).
Les Vexations de l’art, Svetlana Aspers
Immensités intérieures
Place aux rêveurs et à ceux aspirent à la possibilité d’une vie indifférenciée reliée aux pulsations archaïques du monde, qui puisent dans leur enfance la certitude d’une connaissance magique de la nature (ils rêvent d’y disparaître).
Ils savent que la parole est avant tout un envoûtement, un appel, une séduction pour que le réel penche gentiment sa tête. Révéler des objets, des espaces et des corps, non pas une face inaccessible, mais
d’autres échelles, des profondeurs, une incertitude – que les mots ne servent pas à assigner le réel dans
des logements tous faits mais servent à le déloger, à l’étirer.
C’est à cette subtile activité, à cette chimie des mots sur les choses, que les locuteurs des Vagues nous convoquent. Ce qu’on partage ici, plus substantiellement que le repas, c’est le poème, qui fait graviter toutes les particules du monde autour de la table.
J’ai passionnément souhaité de voir chanceler la forme de la commode, de sentir le lit s’amollir sous mon poids, de flotter suspendue, et d’apercevoir des arbres étirés par la distance, des personnages rapetissés par l’éloignement, et un talus sur la plaine où deux personnes désespérées se disent adieu (…) j’ai voulu dilater la nuit, et y faire entrer sans cesse de plus en plus de rêves… J’ai jeté mon bouquet dans la vague qui déferlait sur la berge. « Consume-moi » me suis-je écriée, « emporte- moi jusqu’aux dernières limites de tout… ». La vague a reflué ; le bouquet s’est fané. Maintenant, je ne pense plus que rarement à Perceval.
http://www.atelierhorschamp.org/