Théâtre du Radeau

Tandis que nous étions braqués jusque-là avec notre personne tout entière sur le travail accompli par nos mains, sur ce qui est vu par nos yeux et entendu par nos oreilles, sur les pas faits par nos pieds, nous nous tournons subitement dans la direction opposée, comme une girouette dans la montagne. Au lieu de s’enfuir en ce temps-là et fût-ce dans cette dernière direction – la fuite pouvant seule le maintenir sur la pointe de ses pieds et la pointe de ses pieds pouvant seule le maintenir au monde -, il s’est couché comme les enfants qui se couchent çà et là dans la neige en hiver, pour mourir de froid. Lui et ces enfants savent bien que c’est leur faute, qu’ils se sont couchés ou ont fléchi d’une manière ou d’une autre, ils savent qu’ils n’auraient dû le faire à aucun prix, mais ils ne peuvent pas savoir qu’après la transformation qui a lieu maintenant en eux dans les champs ou dans la ville, ils oublieront toute faute passée et toute contrainte, et qu’ils vont se mouvoir dans ce nouvel élément comme s’il était le premier. Toutefois, oublier n’est pas le mot qui convient ici. La mémoire de cet homme a aussi peu souffert que son imagination. Seulement, elles ne peuvent pas déplacer les montagnes ; voilà donc l’homme en dehors de notre peuple, en dehors de notre humanité, il est continuellement affamé, rien ne lui appartient que l’instant, l’instant toujours prolongé de la torture, jamais suivi de l’étincelle d’un instant de repos ; il n’a toujours qu’une seule chose : ses souffrances, mais rien sur toute la surface de la terre qui puisse se faire passer pour un remède, il n’a de sol que ce qu’il faut à ses deux pieds, de point d’appui que ce que peuvent couvrir ses deux mains, donc tellement moins que le trapéziste du music-hall, pour qui on a encore tendu un filet en bas.
Franz Kafka
Récits et fragments narratifs
Bibliothèque de la Pléiade
traduit par Marthe Robert
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